Etude sur la justice de proximit ?

jeudi 22 mars 2007,par oag

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Résumé exécutif

La justice de proximité évoque l’idée d’une justice plus proche de la population, une justice qui répond aux préoccupations quotidiennes de cette dernière. Lorsqu’elle est bien rendue, la justice de proximité contribue à asseoir la paix sociale, la réconciliation nationale et la bonne gouvernance.

Lorsque par contre, elle fonctionne mal, c’est tout le système judiciaire qui en pâtit tandis que la paix sociale est compromise. C’est donc un domaine qui mérite une attention particulière des pouvoirs publics.

Il ressort de ce qui précède que, parler de justice de proximité fait penser, d’une part, aux Tribunaux de Résidence, du moins dans le système formel de justice, et, d’autre part, aux mécanismes informels de règlement des conflits, en particulier celui comprenant les Bashingantahe et le Conseil de Colline ou de quartier, ainsi que dans une moindre mesure, le Conseil de Famille.

La crise socio-politique qui vient de secouer le Burundi durant plus d’une décennie n’a pas épargné les institutions judiciaires qui, présentement, sont confrontées à des problèmes énormes de fonctionnement. De sévères critiques sont soulevées particulièrement à l’endroit des Tribunaux de Résidence alors que ces derniers sont les plus proches de la population et devraient servir à consolider la paix et la stabilité sociale.

Sur le plan technique et professionnel, les principaux griefs soulevés contre les Tribunaux de Résidence sont notamment le prononcé des décisions délibèrement injustes, la pratique de double décisions judiciaires, l’inexécution des décisions rendues, le recours aux frais dits de taxi pour les descentes sur les lieux et l’exécution de jugements, l’absence d’exemplarité des juges dans la vie sociale, etc. Il sied également de constater que le système informel de règlement des conflits qui pourrait épauler ces juridictions éprouve des problèmes de fonctionnement.

Il est ainsi urgent de mener des actions concrètes de nature à relever les défis posés par la nécessité d’une justice saine de proximité de nature à consolider la paix sociale, la réconciliation nationale et la bonne gouvernance. C’est dans ce cadre que l’Observatoire de l’Action Gouvernementale (OAG,asbl) a initié la présente étude qui vise à faire un état des lieux du fonctionnement des juridictions de base et dégager les dysfonctionnements qui affectent ce secteur.

Concrètement, il s’agit de faire une analyse critique de certains textes légaux régissant le fonctionnement du système judiciaire en général et des juridictions de base en particulier, de présenter l’état des infrastructures qui abritent ces juridictions, la répartition des juridictions, d’indiquer l’état des ressources humaines, matérielles et financières ainsi que ses implications sur le rendement des juges, de dégager les lacunes observées dans le fonctionnement des juridictions de base et surtout de formuler des propositions concrètes de nature à contribuer à la promotion d’une justice saine.

Sur le plan méthodologique, la réalisation du travail s’est appuyée sur trois sources importantes en l’occurrence l’exploitation des rapports et/ou documents d’ordre divers en rapport avec le fonctionnement des juridictions particulièrement celles de base, l’analyse des textes législatifs et réglementaires en la matière ainsi que le résultat des enquêtes.

La collecte des données a été effectuée par une équipe de 6 enquêteurs et trois superviseurs en raison de deux enquêteurs et un superviseur par région judiciaire. Ces enquêteurs étaient munis de deux questionnaires, l’un pour les responsables des juridictions de base, l’autre pour l’autorité communale, les Bashingantahe et les élus locaux. L’enquête a porté sur un échantillon assez représentatif composé de trente responsables des juridictions de base, trente responsables administratifs, trente trois Bashingantahe, trente trois élus collinaires ou de quartier ainsi que trente trois simples citoyens.

Au terme de cette étude, les constatations suivantes ont été dégagées :

1. Sur l’état des lieux du fonctionnement des juridictions de base.

1° Les enquêtes menées partout dans le pays ont révélé que la quasi-totalité des Tribunaux de Résidence sont logés dans des infrastructures inappropriées qui risquent de tomber en ruine par endroits.

2° Les Tribunaux de Résidence fonctionnent en dehors des normes légales préétablies. Ainsi par exemple, les prescriptions légales en rapport avec la création et l’organisation des juridictions ne sont pas du tout respectées. En effet, conformément à l’articles 1er de la loi n°1/08 du 17 mars 2005, portant Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires, tous les Cours et Tribunaux sont créés par Décret. Il est surprenant de constater que depuis la mise en vigueur de cette loi, le Décret portant Création des juridictions de base n’a pas encore vu le jour, quand on sait que ces dernières ont été créées par ordonnance conformément à l’ancienne législation. Bien plus l’article 4 de la même loi indique que chaque Tribunal de Résidence soit composé d’un Président, d’un Vice-Président et d’autant de juges et de greffiers que de besoin. Force est de constater qu’aucun Tribunal de Résidence n’est doté d’un Vice-Président.

3° Les Tribunaux de Résidence sont dotés de compétences étendues qui cadrent mal avec le faible niveau de formation de certains juges. Pire encore les articles 9 et 13 du Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires autorisent le Tribunal de Résidence de connaître, à Juge unique, certaines matières notamment les infractions au code de la route, des contestations dont le montant ne dépasse pas 300.000 Fbu, etc. Ces dispositions certainement conçues dans le but de favoriser la célérité dans le traitement des dossiers, risquent d’hypothéquer sensiblement la qualité des jugements rendus, qui est déjà lacunaire aujourd’hui, selon l’adage célèbre « Juge Unique, Juge Inique  ».

4° Le rendement est généralement faible et n’atteint jamais le minimum légal de six dossiers par juge. Un encadrement strict de ces juridictions est nécessaire pour accroître ce rendement.

2. Sur les problèmes de fonctionnement des juridictions de base. Les juridictions de base font face à de sérieux problèmes de fonctionnement :

1° Au niveau des moyens humains et matériels  Inégale répartition des juges et des greffiers au point que certaines juridictions sont paralysées, faute de personnel, alors que d’autres ont un personnel pléthorique.  Le juge du Tribunal de Résidence siégeant en matière répressive revêt deux qualités inconciliables : il est « Juge et Partie  » puisque c’est lui-même qui joue à l’audience le rôle du Ministère Public.  Les moyens matériels manquent cruellement aux Tribunaux de Résidence. Ceux-ci fonctionnent avec de vieilles machines mécaniques très rudimentaires aussi en nombre insuffisant. Les moyens de transport sont inexistants. Ce qui complique l’exécution des jugements dont le taux reste généralement très faible.

2° Au niveau des conditions statutaires des juges et des greffiers.

Les conditions statutaires et barémiques des juges des Tribunaux de Résidence sont peu motivantes et affectent sensiblement leur considération sociale. Les greffiers sont dans des conditions plus précaires surtout qu’au même niveau d’études, le salaire du juge est de loin supérieur à celui du greffier.

3° Au niveau de la législation.

Certains textes sont anachroniques et paralysent le fonctionnement régulier des juridictions de base. Il y a lieu de citer à titre d’illustration la loi n°1/009 du 4 juillet 2003 qui attribue les recettes des Tribunaux de Résidence aux communes ; ce qui consacre indirectement la dépendance financière de ces juridictions de base aux communes ainsi que l’ingérence de l’autorité communale dans le fonctionnement de la justice à la base qui devient de plus en plus courante.

4° De la corruption

D’une façon générale, la corruption s’observe dans tout le secteur judiciaire. En ce qui concerne les juridictions de base, des cas isolés de petite corruption sont signalés tant du côté des juges que des greffiers et constituent une entrave majeure à la bonne administration de la justice.

5° De la question des déséquilibres ethniques.

Le constant est que la question des déséquilibres ethniques dans la magistrature alimente l’opinion surtout en période de crise, avec comme argument que le juge, étant le fruit de la société, n’est pas indifférent des clivages ethniques qui minent cette société. En période normale, cette question manque complètement d’intérêt. En tout état de cause, les déséquilibres ethniques devraient être corrigés dans le respect de la loi notamment en sauvegardant les critères de mérite et de compétence.

6° Du faible niveau de formation.

Les enquêtes ont révélé l’existence des juges qui n’ont aucune formation juridique et d’autres qui ont une formation juridique limitée à seulement 6 mois. L’absence ou le faible niveau de formation constitue l’une des causes du mal-jugé et se concilie très mal avec l’instauration du juge unique au niveau des Tribunaux de Résidence. La formation juridique des juges des Tribunaux de Résidence devrait s’étendre sur au moins 2 ans.

3. Sur le système informel de justice.

A côté du système formel de justice représenté par les Cours et Tribunaux, d’autres mécanismes informels contribuent, sur les collines ou les quartiers, à asseoir la paix sociale par l’arbitrage et la conciliation des

parties. Il s’agit principalement, du mécanisme englobant les Bashingantahe et les élus collinaires ou de quartier. D’autres mécanismes d’une ampleur assez limitée sont signalés en l’occurrence les Cliniques Juridiques et le Conseil de Famille.

L’institution des Bashingantahe qui a connu dans l’histoire du Burundi les succès dans le règlement des conflits sur les collines, éprouve actuellement des problèmes sérieux de fonctionnement. Elle est dépourvue de toute fonction judiciaire du fait que le récent Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaire ne lui réserve aucune place dans les institutions judiciaires. Il importe de constater que, de part la loi, la saisine préalable des Bashingantahe avant toute instruction d’une affaire civile de la compétence du Tribunal de Résidence, n’est plus obligatoire ; ce qui porte un coup dur à la justice à la base.

Bien plus, la seule disposition qui y fait allusion à savoir l’article 34, 2° de la loi communale pose des difficultés d’application qui tiennent surtout non seulement à son interprétation controversée mais aussi à la juxtaposition des Bashingantahe et des élus collinaires ou de quartier dans le règlement des conflits, deux structures qui procèdent de deux philosophies différentes, ainsi qu’aux contingences politiques.

En tout état de cause, la population attache une très grande importance à la justice informelle en raison de sa rapidité et son coût moins élevé par rapport à la justice formelle.

Aussi, le secteur informel de justice est à réhabiliter notamment par la formation continue des Bashingantahe et des élus locaux. Des textes légaux doivent leur être distribués pour qu’ils se réfèrent à la loi en statuant. L’octroi d’un encouragement aux élus collinaires ou de quartier est aussi souhaité. Ceci découragerait davantage les tendances de monnayer leur service.

Recommandations

Au Gouvernement

 Régulariser la création des Tribunaux de Résidence par un décret tel que prévu par l’article 1er du Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires promulgué le 17 mars 2005.

 Assurer la représentation du Ministère Public par les Officiers de Police Judiciaire conformément aux articles 205 de la Constitution, 11 et 146 du Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires afin que les magistrats ne soient pas toujours juges et parties.

 Procéder partout à la nomination des Vice-Présidents des Tribunaux de Résidence conformément à l’article 4 du Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaire.

 Réviser la loi n°1/009 du 4 juillet 2003 consacrant le transfert des recettes des Tribunaux de Résidence à la commune pour prévoir une certaine marge d’autonomie financière limitée aux frais de fonctionnement.

 Réviser la loi n° 001 du 29 février 2000 portant statut des magistrats pour y introduire une meilleure représentation des Tribunaux de Résidence.

 Accorder la priorité aux actions relatives à la réfection des infrastructures des tribunaux de base ainsi qu’à la fourniture des équipements qui leur manquent cruellement.

 Améliorer les conditions statutaires et barémiques des juges et greffiers des Tribunaux de Résidence.

 La suppression de la « formation accélérée  » des magistrats de 6 mois qui devrait être remplacée par une formation d’au moins 2 ans.

 Assurer des stages de perfectionnement au personnel des Tribunaux de Résidence.

 Rendre fonctionnel le Centre de Formation Professionnelle pour la Justice.

 Le retour au critère objectif de mérite dans la promotion des juges.

 Sanctionner les cas de corruption avérée par des mesures extrêmes comme la suspension ou même la révocation des coupables.

 Soutenir et encourager les organisations de la société civile qui luttent contre la corruption.

 Vulgariser la loi communale et procéder à son explication aux partenaires concernés.

 Instaurer un cadre de concertation permanente entre les juges, les Bashingantahe, les élus collinaires et l’administration afin que chacune des parties soit sensibilisée sur le rôle qui lui incombe et se garde de s’immiscer dans les affaires qui ne le concernent pas.

 Réunir tous les partenaires intéressés autour d’un débat sur une meilleure collaboration entre les élus collinaires et les Bashingantahe.

 Donner un statut officiel aux Bashingantahe dans la constitution et préciser l’étendue de leurs compétences dans le Code de l’Organisation et de la Compétence Judiciaires.

Aux juges

 Faire montre d’exemplarité dans la vie socio-professionnelle.

 Eviter tout comportement indigne d’un juge, de nature à compromettre l’honneur et la réputation attachées à la profession.

 Lutter avec énergie pour l’indépendance effective de la magistrature en passant par la réclamation d’un statut social motivant.

A l’autorité communale

 Eviter autant que faire se peut de s’ingérer dans le secteur judiciaire.

 Collaborer le plus largement possible avec l’autorité judiciaire à la base.

 Sensibiliser les élus collinaires et les Bashingantahe afin d’éviter des rivalités inutiles et travailler ensemble dans le règlement des conflits à la base.

Aux Organisations Non Gouvernementales locales et Internationales

 Appuyer les programmes de formation des Bashingantahe et élus collinaires ou de quartier sur les matières qui leur sont couramment soumises comme le droit foncier, le droit des personnes et de la famille.

 Appuyer les actions de sensibilisation des administratifs sur les limites de leurs compétences en matière de règlement des conflits.

 Appuyer le renforcement des capacités des magistrats et agents d’ordre judiciaire des Tribunaux de Résidence.

 Créer des opportunités der rencontre et d’échange pour une meilleure collaboration entre l’administration, les juges, les élus collinaires ou de quartiers et les Bashingantahe.

Aux Bashingantahe

 Renoncer à jamais à la pratique de demander de la bière « agatutu  » avant de régler les conflits qui leurs sont soumis.

 Préparer soigneusement les candidats à l’investiture en privilégiant l’observation et les remarques du voisinage immédiat.  Investir le Mushingantahe sur la colline d’origine ou dans son quartier afin de permettre aux voisins de se prononcer sur son intégrité et appliquer les sanctions prévues pour les Bashingantahe défaillants.  Eviter l’instrumentalisation et la politisation des Bashingantahe qui doivent se garder de faire partie des organes dirigeants des partis politiques.  Veiller, pendant les périodes électorales ou de crise, à la défense de l’intérêt général pour susciter toujours la confiance de la population.  Renoncer à écarter les élus locaux aux séances de délibération lors du règlement des conflits (là où on le fait actuellement).

Aux élus collinaires

 Accepter de collaborer avec les Bashingantahe dans le règlement des conflits conformément à la loi communale, car cette collaboration est conçue pour rendre très opérationnelle le règlement des conflits à la base (là où il y a toujours réticence du côté des élus).  Certains élus devraient renoncer au dénigrement de l’Intahe qui est un symbole sacré dans la tradition burundaise.

Aux citoyens

 Eviter à jamais les velléités corruptrices et dénoncer les cas de corruption portés à leur connaissance devant l’autorité compétente.  S’opposer le cas échéant à l’investiture de quelqu’un manifestement indigne.  Refuser la manipulation et faire confiance aux gens appelés à régler leurs litiges sur les collines, en l’occurrence les Bashingantahe et les élus.

 

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